À lété de 1941, Norma Halstead était une mince jeune
fille de 15 ans. Son père, Grant, était le professionnel au club de golf municipal de
Fresno, situé sur les rives de la rivière San Joaquin. Elle habitait avec ses parents à
létage du clubhouse, sur une colline surplombant la rivière et le premier trou. La
vie était simple et les journées de Norma étaient bien remplies, surtout par son amour
du golf.
À Fresno, les journées dété peuvent être cruellement chaudes. Souvent, Norma
se levait avant laube, accomplissait ses tâches et partait avec son sac de toile en
direction du premier départ pour un neuf trous en solitaire. Tôt le matin, la brume
montait souvent de la rivière. Le premier trou, qui descendait du clubhouse, était blanc
comme du lait. Norma était débutante mais il était clair quelle avait reçu des
leçons de son père quand elle a frappé son coup de départ et la regardé aller
dans la brume qui recouvrait lallée en contrebas. Norma aimait ce sport et sa vie
au bord de la rivière.
Un matin de juillet, Norma a commencé sa ronde sans espérer plus quune bonne
marche dans la campagne. En mettant sur le tee une des trois balles que son père lui
avait données, elle sest souvenue de la mise en garde de ce dernier, « un bon
golfeur ne perd jamais sa balle ». En matière de golf, les propos de son père étaient
paroles dévangile et Norma redoutait le jour où elle devrait lui demander
dautres balles. Mais ce matin-là, son coup de départ a fendu la brume pour se
retrouver loin dans lallée du trou no 1.
Cest Billy Bell qui avait été larchitecte du parcours. Grant Halstead
avait convaincu les édiles municipaux que Bell était lhomme pour dessiner leur
premier terrain public et Bell avait réussi un chef-duvre. Bientôt, le
terrain est devenu le « big Muni » (le grand municipal), et il a été le site de
plusieurs championnats municipaux excitants. Le véritable défi de Bell avait été de
dessiner les trois premiers trous dans lespace réduit à sa disposition. Le premier
trou, une longue normale 4, descendait la côte du clubhouse et suivait la rivière. Le
deuxième, une normale 3 avec plusieurs fosses de sable, montait vers un vert en forme de
cuvette. Le troisième trou était parallèle au premier et son vert avait été creusé
à même la berge surplombant la rivière. On avait jugé impossible la conception de ces
trois trous, mais lélégance simple de leur forme était évidente. Bell avait un
talent pour trouver des solutions simples mais élégantes et cela se reflétait sur tout
le parcours.
En approchant de sa balle dans la première allée, Norma a entendu au loin le sifflet
du train de marchandises du matin. La voie suivait le terrain du côté est et traversait
la rivière en empruntant un grand pont sur chevalets. Bientôt, le train filerait
bruyamment près du deuxième trou, en route vers Modesto, Stockton et Sacramento au nord.
Il a fallu trois bons coups à Norma pour atteindre le premier vert et deux coups roulés
pour son par personnel.
Au deuxième trou, elle a choisi un fer long. La sagesse simple de son père lui avait
enseigné de ne craindre aucun bâton. « Frappe-les tous de la même manière, mais
surtout, disait-il, aie confiance en ton élan. » En prenant un élan de pratique, elle
pensait seulement à imiter le style élégant de son père. Il lui disait souvent : «
Imagine que quelquun te photographie. Essaie davoir lair mignonne. »
Cétait facile pour la jeune fille.
Le train passait le long de la clôture de bois qui déterminait les limites du
terrain. Norma était parfaitement concentrée en frappant la balle. Elle a vu avec
plaisir quelle se dirigeait droit vers le vert en cuvette. Norma espérait réussir
le par sur les trous plus courts et essayait très fort de rejoindre le vert. Elle était
habile sur les coups roulés et, souvent, elle se limitait à deux par trou. Ce coup
semblait bon, il avait atterri sur le devant du vert, en ligne avec le drapeau. Elle a
donc ramassé son sac et a commencé à monter la côte en direction du vert.
Les jours de grande chaleur, les joueurs sattardaient souvent derrière le
deuxième trou, profitant momentanément de lombre des deux pins géants. Le vert,
en forme de cuvette, retenait bien les coups, mais comme il était petit, toute balle
frappée plus de dix degrés hors ligne bondissait sur le coteau. La précision était
récompensée. Norma savait que le secret de ce trou était de prendre un bâton plus long
et de faire confiance à son élan.
En arrivant au haut de la côte, Norma na pas vu sa balle. Le train, maintenant
assez loin de lautre côté du pont, a fait entendre son grand sifflet trois fois.
Norma a regardé vers larrière du vert, espérant voir sa balle près de la frise.
Elle nétait pas là. Elle a déposé son sac et a commencé à chercher dans
lherbe longue à larrière du vert. Un peu irritée, elle a commencé à
penser quelle avait peut-être perdu sa première balle de golf. Elle imaginait la
mine renfrognée et incrédule de son père, bouche bée, abasourdi par la perte honteuse
faite par sa fille unique.
Elle doit bien être quelque part, pensait Norma. Elle sest dirigée vers le
devant du vert, pensant que la balle aurait pu ne pas rebondir vers lavant comme
elle lavait dabord cru. En passant près du trou, elle a baissé les yeux et a
vu sa balle dans la coupe. Un trou dun coup!
Bien que novice, elle savait quun trou dun coup était un grand exploit au
golf. Elle savait que son père serait ravi. Elle pensait à son grand sourire et à ses
yeux brillants en se penchant pour ramasser sa balle dans la coupe. Elle aurait aimé que
son père soit témoin de cette scène. Elle aurait aimé que quelquun lait
vue.
Après avoir terminé les neuf trous, elle a monté les marches du chalet, maintenant
illuminé par les rayons du soleil matinal. Elle a regardé sur la galerie et a vu sa
mère. Ne voulant pas avoir lair trop excitée, elle a simplement dit : « Oh!
Maman, jai frappé un vrai bon coup aujourdhui. » Sa mère, rassasiée
dhistoires de golf depuis quelle avait fait la connaissance de Grant,
sest préparée à écouter patiemment lhistoire dun autre haut fait
darmes sur le terrain.
Bien préparée à recevoir les félicitations pour son exploit, Norma a dit : « Oui,
au trou no 2, jai envoyé ma balle directement dans la coupe. »
Sa mère a scruté lhorizon au-dessus du terrain, comme si elle faisait
linventaire des jeunes arbres qui poussaient le long des allées. Elle pensait
surtout aux tartes, aux gâteaux et au chili destinés aux clients de la journée. Pendant
que Grant soccupait de la boutique et donnait des leçons sur le terrain de
pratique, la mère de Norma soccupait du casse-croûte. Tous les produits étaient
frais du jour.
Elle sest tournée vers Norma et a regardé ses cheveux bruns qui lui allaient
aux épaules, et les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Finalement, elle a dit
: « Cest bien, chérie. Noublie pas de le dire à ton père. Rentre
maintenant, protège-toi du soleil. »
Norma a été un peu désappointée de la réaction de sa mère qui aurait certainement
dû être plus enthousiaste. Elle sy était peut-être mal prise pour lui annoncer.
Suivant sa mère dans le casse-croûte, Norma dit : « Non, maman. Je veux dire que
jai envoyé la balle dans le trou dun seul coup. Un trou dun coup ! »
La mère de Norma a pris sa jeune fille par les épaules et la menée à travers
le casse-croûte en direction de la boutique. « Oui, chérie. Cest très bien,
a-t-elle répété. Noublie pas de le dire à ton père. »
La frustration de Norma a augmenté lorsquelle a annoncé la nouvelle à son
père. Ils étaient seuls dans la boutique. La frêle fille de quinze ans avait lair
dune naine à côté du professionnel musclé. Ce qui impressionnait le plus chez
Grant étaient ses mains énormes et son crâne chauve. Son regard pouvait être sévère
mais souvent on croyait voir lesprit de Noël dans ses yeux.
Dun air grave, Grant a dit à sa fille : « Cest très bien, Norma. Mais tu
dois comprendre quil nest pas très sportif de dire que tu as fait un trou
dun coup alors que tu jouais seule. Tu vois, sans un témoin
bien
chaque
jour, il y aurait plein de petits rigolos qui viendraient nous dire quils ont
réussi tel ou tel exploit. » Grant a ensuite pris sa fille dans ses bras, la
serrée doucement contre lui et a dit : « Souviens-toi fais confiance à ton élan
et tu réussiras. »
De nos jours, les parents sinterrogeraient sur les effets psychologiques
dune telle déception chez un jeune. Mais en 1941, les gens étaient plus réalistes
et, dune certaine manière, les parents étaient moins soucieux de protéger leurs
enfants des difficultés de la vie. Ils sem-ployaient plus à les préparer à vivre
dans un monde où le bien et le mal se côtoient.
Norma a oublié son exploit. Elle avait appris quen plus des règles écrites du
golf que son père lui avait enseignées, il y avait dautres règles que seule
lexpérience pouvait nous apprendre.
Deux semaines plus tard, une carte postale adressée simplement « Au professionnel »
est arrivée au club. Grant a lu la carte et son rire tonitruant sest fait entendre
dans tout le clubhouse. La carte disait simplement « Félicitations à la jeune femme qui
a fait un trou dun coup sur le 2. Quel beau coup de golf ! » Et cétait
signé « J.C. Wade, Mécanicien, Southern Pacific Railroad. »
Quand Norma a entendu le vacarme dans la boutique, elle est descendue de sa chambre
pour être accueillie par son père et quatre hommes, membres du club. La voix de stentor
de son père racontait lexploit de sa fille pendant que Norma lisait et relisait la
carte postale, nen croyant pas ses yeux. Elle arborait un large sourire et, avec
toute la modestie de circonstance, elle a enfin reçu laccolade de tous pour son
exploit.
Elle sapprêtait à retourner à sa chambre quand son père lui a dit : «
Maintenant, chérie, va chercher ta tire-lire. Cest ta tournée au bar. »
Norma a eu limpression quelle allait apprendre une autre des règles non
écrites du golf.
J.G. Nursall